« L’art est la manifestation d’un nom divin : le Beau »

8:27 - December 25, 2018
Code de l'info: 3468242
Alors que le Festival soufi de Paris vient de se terminer, Amel Boutouchent revient sur sa genèse, ses objectifs et ses moments forts. Portrait d’une femme artiste, ancrée dans les valeurs du soufisme et de l’universel, à l’origine d’un projet fou qui entend bien perdurer.

Saphirnews : Vous êtes à l’origine, avec Abd el-Hafid Benchouk, du Festival soufi de Paris qui vient de clore sa seconde édition. Qui êtes-vous, quel est votre parcours ?
Amel Boutouchent : Je viens d’Algérie où j’ai fait mes études aux Beaux-Arts d’Alger, avec une double formation en arts classiques d’une part, et en design graphique d’autre part. 
 
Avec la peinture, c’est un engagement à vie, c’est à force d’un travail acharné et solitaire qu’on peut obtenir une œuvre de qualité. J’ai préféré me diriger vers le design pour allier la tradition et la modernité. Un jour, je reviendrai vers quelque chose de plus traditionnel. 
 
En ce moment, je suis directrice artistique, en free-lance, à la Fondation de l’islam de France. Je travaille notamment sur le projet « Campus Lumières d’islam ». Nous sommes une petite équipe impliquée, très motivée ; chacun donne beaucoup pour redonner sa noblesse à la civilisation musulmane. 
 
En dehors de mes missions professionnelles, j'oeuvre au sein de la Fondation Conscience Soufie, qui cherche à ouvrir plus largement le champ de la spiritualité, et en particulier du soufisme, à nos contemporains.
 
La seconde édition du Festival soufi de Paris vient de s’achever avec une vingtaine manifestations, sur trois semaines, c’est considérable ! D’où vous est venu l’élan et l’énergie de porter, en partie, ce riche programme ?
Amel Boutouchent : J’ai fait le constat que la création artistique et culturelle dans l’islam était aussi sclérosée que la religion devenue dogmatique. Née d’une famille musulmane, j’ai vu évoluer les choses et la religion se dégrader dans une fermeture, un islam de plus en plus dévoyé. 
 
J’ai compris que, face à ce courant wahhabite, on ne peut qu’entrer dans un rapport conflictuel avec soi, ou tomber dans la négation et le rejet. Ce sont deux voies qui s’opposent : celle de l’intellect, comprenant la raison et le cœur, et celle du mental conditionné par des enseignements extérieurs. 
 
En découvrant le soufisme en 1998, je me suis libérée de cette double impasse. J’ai vécu une grande expérience spirituelle qui m’a appris qu’on est tous dépositaires de la nature primordiale. Il suffit d’écouter la voie du cœur. Bien que rattachée à une tariqa, ma quête d’Absolu me pousse à dépasser la notion formelle de voie. Même si toutes les voies ont leur propre forme, en substance elles sont toutes dans mon cœur. Je vis un compagnonnage avec tous les disciples que Dieu met sur mon chemin.
 
Cette découverte vous a-t-elle servi de déclic pour passer à l’action ?
Amel Boutouchent : Oui, il fallait sortir de ma réserve, je ne pouvais plus cautionner cette religion dogmatique en tant que citoyenne, ni vivre la spiritualité de façon confinée. J’ai imaginé une manière d’apporter une alternative à la radicalisation, et un espace d’enchantement, de rencontre et de fraternité. 
 
On était deux à vouloir cela. Avec Abd el-Hafid Benchouk, nous percevons le festival comme un mouvement qui nous pousse à agir, à faire en sorte de revenir à l’essentiel : la remise confiante à Dieu. Le soufisme permet de se libérer des peurs et de se perfectionner. C’est une voie de connaissance et de beauté qui nous ouvre les portes d’un monde enchanté, où chaque chose est un signe théophanique.
 
Dieu a établi un ordre, une harmonie, il faut être à cette écoute. L’art est la manifestation d’un nom divin : le Beau. Dieu a façonné la création dans la plus parfaite des harmonies. Quand on voit un arbre, ou un oiseau, on est saisi par sa beauté. 
 
La création artistique est un hommage à la beauté. La musique traduit la perfection divine, c’est une résonance divine, tout est là. Tous les artistes inspirés sont des réceptacles de cette harmonie, de cette beauté. Par l’art, nous célébrons la beauté de l’Absolu. Nier l’art, c’est renier ce nom divin : le Beau.
 
Quelle évolution avez-vous constaté depuis le festival de l’an dernier ?
Amel Boutouchent : Avec Abd el-Hafid, nous avons été téméraires mais courageux. Sans aucuns moyens, nous nous sommes lancés, emportés par une énergie ; on était un peu fous, mais il le faut pour un tel projet. Cette année il y a eu plus d’événements au programme. La thématique, en lien avec l’Un, les dualités et les multiplicités, a induit une diversité de manifestations. Mais, on est en continuité d’esprit avec le premier festival : les gens sont venus avec le cœur, ils ont contribué par leur présence et leur énergie spirituelle. 
 
On a deux crédos : les valeurs universelles et la culture soufie. Le soufisme, c’est le cœur de l’islam, la dimension spirituelle de l’islam. Pour moi, le tassawuf, c’est la contemplation, la méditation, et le perfectionnement au sens ontologique. Les valeurs de l’islam font partie des valeurs universelles. 
 
Le soufisme se vit intérieurement, c’est indicible, on ne peut pas le montrer. Ce que nous cherchons à partager c’est la pensée, la culture, la beauté qui émanent de ce cheminement intérieur. Beauté, conscience et universalisme offrent un espace de contemplation, un lieu d’enchantement citoyen et spirituel.
 
Dans cette seconde édition de 2018, qu’est-ce qui a particulièrement répondu à ces objectifs ?
Amel Boutouchent : Nous avons voulu donner un espace pour l’expression des artistes et les inciter à avoir une esthétique en résonance avec notre époque tout en préservant le patrimoine. Nous sommes convaincus que beaucoup d’artistes créent dans leur coin. Il reste des pépites à découvrir et le festival est un espace pour leur permettre de sortir de l’ombre. 
 
La « Burda du désert » de Faïza Tidjani est une œuvre contemporaine magnifique, ancrée dans la tradition. Ses illustrations retranscrivent le patrimoine religieux, son œuvre est un dikhr. 
 
En tant que première création, le conte initiatique « Junayd ou la quête de l’arbre de vie », de Ferièle Afri, Karine Pollens et Thérèse Benjelloun est un récit merveilleusement conté, illustré, animé, et mis en musique par Enris Qinami, qui répond à la vocation créative du festival.
 
La conférence sur Al-Qandusi a restitué la beauté et l’originalité du patrimoine calligraphique récent et sorti de l’ombre ce maître soufi du XIXe siècle, calligraphe et herboriste. 
 
Avec la table-ronde « Ibn ‘Arabî et la religion de l’amour », animée par Denis Gril, Cecilia Twinch et Omar Benaïssa, nous avons voulu faire mieux connaître ce penseur majeur du tassawuf qui s’inscrit dans l’héritage muhammadien. Nous aimerions lui consacrer une journée entière lors du prochain festival. 
 
A la Nuit de Rumi, le caractère féminin s’est imposé de lui-même. L’amour était présent dans sa dimension féminine. Cheikha Nur, maître dans la tradition de Mevlana, est venue d’Istanbul avec le cœur, je tiens à saluer sa générosité et son amour.
 
Le principe masculin était aussi là, en miroir, pour la grande nuit soufie avec cheikh Bahauddin et l’ensemble Taybah, avec leur belle énergie, en communion avec le public. 
 
Ce thème en miroir a été repris lors de la table-ronde « Principes masculin/féminin dans le soufisme » avec Eric Geoffroy et Inès Safi. 
 
Toute religion est fondée sur l’amour et sa présence était perceptible pendant le festival. Je remercie toutes les personnes qui ont participé, les conférenciers, les artistes et les bénévoles qui ont apporté leur soutien à ces manifestations. Il y a un engouement général, c’est pourquoi nous voulons que le festival perdure pour apporter des réponses à la quête de sens.
saphirnews
captcha