Algérie (IQNA)-Betoule Fekkar-Lambiotte:«L’adaptation de l’Islam à la modernité, c’est l’affaire des musulmans»

11:24 - March 04, 2007
Code de l'info: 1529960
Betoule Fekkar-Lambiotte, Conseillère Culturelle à l'Ambassade d'Algérie en France et Directrice de l'Ecole Normale d'Institutrices d'Oran,a participé dans une interview avec le site algérien "Le Quotidien d'Oran" et exposé, à coups d’arguments, sa perception du vécu de l’Islam en France laïque.
Le Quotidien d'Oran: Première question à surgir à la lecture de votre livre, la signification du titre, «La double présence».
Betoule Fekkar-Lambiotte: «Je vis en France depuis quarante ans et je vais très souvent en Algérie. Je me sens donc à 100% française et à 100% algérienne et avant tout musulmane. Très modestement, au travers de mon vécu quotidien, je souhaite contribuer à établir une passerelle entre mes deux pays. Face à nos peurs intérieures qui sont partagées par les Français et les musulmans, il faut assumer ses appartenances.
Il ne faut pas craindre de se déclarer française et algérienne, française et marocaine, française et sénégalaise. C’est un devoir que nous avons d’assumer cette dualité, mais à la condition que ça reste une richesse et qu’elle soit perçue avec respect et dignité. Je veux que nous, immigrés, soyons respectés et que nous affirmions notre dignité.»
Q.O.:" Face aux contraintes et adversités multiples, il n’est pas aisé de «donner libre cours» à sa double présence. Etre algérienne et française est une «source de complexité»;Quel est votre avis?"
B.F.-L.:« Je suis partisane de la double présence, parce que nous, immigrés, travaillons, rêvons, vivons en France mais aussi en Algérie. Du moins en ce qui me concerne. Dans nos pays d’origine, nous sommes aussi présents, parce que nous sommes imprégnés dès le berceau d’une culture transmise oralement. Tout au long de mon séjour hexagonal, j’ai eu à coeur de revaloriser et de manifester mon algérianité dans la dignité.»
Q.O.: Féconde comme vous le dites, votre double présence n’en a pas moins été confrontée - je vous cite - à «l’épaisseur historique» des rapports franco-algériens.
B.F.-L.: Au cours de mon parcours professionnel en France, j’ai assuré la fonction de conseiller culturel à l’ambassade d’Algérie. C’était dans les premières années post-indépendance. J’ai été le témoin de différends qui sont allés en prenant de l’ampleur. Les différences de perception étaient pesantes, d’un côté comme de l’autre. Que constate-t-on 45 ans après Evian ? Pour les Algériens, la guerre est finie. En revanche, pour bien des milieux français, elle n’en finit pas de se rejouer. Je suis tout à fait d’accord lorsque le Président Bouteflika réclame un pardon pour le préjudice de la colonisation. J’en sais quelque chose, moi qui ai vu de visu les inégalités et les errements du fait colonial. Vraiment, la demande symbolique de mon pays d’origine me paraît justifiée.
Q.O.: Votre parcours n’a pas été une partie de plaisir. Vous avez pu résister aux «chaos répétés» de votre existence parce que, dites-vous, vous êtes restée «fermement attachée à l’Islam»...
B.F.-L.: ...Absolument. C’était ma permanence. Je voulais témoigner par ce livre que c’est possible d’être à la fois musulman et français. Dans mon pays natal, c’est perçu comme allant de soi. Mais ça n’est plus évident quand on est dans une République laïque. Je dois dire que ma participation au CFCM m’a ouvert les yeux.
Q.O.: Pourquoi ?
B.F.-L.: Sur le principe, j’estime que c’est une excellente initiative de la République française. Vraiment. Nous avions besoin d’une représentation et, idéalement, retrouver la notion de choura, autrement dit une démocratie participative.
Il était important de consulter l’ensemble des musulmans sur la représentation de l’Islam en France. J’étais très heureuse d’y participer. Reste que les obstacles n’ont pas tardé à apparaître.
Q.O.: De quels ordres ?
B.-F.L.: Le CFCM n’a pas accueilli en son sein tous les courants constitutifs de l’Islam. Des amis mozabites n’y sont pas, le «Kharidjisme» n’étant pas représenté. Alors qu’il est important, le Chiisme ne l’est pas. Au Conseil, nous étions entre sunnites. Et entre sunnites, ça voulait dire une espèce d’accord tacite sur l’éviction des autres courants de l’Islam. Je trouve cela injuste. De plus, avoir été la seule femme censée représenter 2,5 millions de femmes sur les 5 millions de musulmans de France m’obligeait à suivre toutes les réunions. Je craignais que soient pris, en mon absence, des choix erronés et injustes à l’égard des femmes.
Q.O.: Vous pointez l’absence de débats féconds et utiles.
B.F.-L.: Difficile de s’attendre à des débats de cette veine en l’absence d’intellectuels. Il n’y en avait pas. Pourtant, nous avons des intellectuels musulmans, ils foisonnent ici. Je ne citerai que Mohamed Arkoun ou Youssef Seddik et d’autres de leur valeur qui avaient leur place dans cette consultation. Autre regret, il n’y avait pas de jeunes. S’il y en avait eu, on aurait pu, grâce à leurs questions, discuter des relations de l’Islam avec la République. Tous comptes faits, l’idéologie dominante - un Islam rétrograde - était une manière de couper l’herbe sous les pieds des éventuels travaux de réflexion sur l’adaptation de l’Islam à la modernité.
Q.O.: Vos critiques vont bien au-delà de la composition du CFCM.
B.F.-L.: L’instance a péché par manque de pertinence. Dès le départ - moi y compris -, nous avons commis une erreur méthodologique. Nous ne connaissions pas très bien l’espace que la laïcité permettait d’occuper. L’espace d’expression de l’Islam devait fatalement - comme le Judaïsme, comme le Christianisme - tenir compte de cet espace-là. Croyant connaître la loi de 1905 sur la laïcité, nous n’avons pas anticipé sur la perspective des perceptions rétrogrades.
On prenait l’Islam tel quel et on le mettait tel quel dans la République, sans tenir compte des adaptations possibles et nécessaires aujourd’hui. Cela me conforte dans ma conviction qu’il y a un travail à mener avec des intellectuels.
Il faut que nous provoquions un changement de regard sur l’Islam et sur l’immigration.
Q.O.: Au moyen de quelles parades ?
B.F.-L.: Il ne faut pas que nous considérions que nous sommes des victimes. Il faut commencer par là déjà. Ce n’est pas la faute à l’autre. C’est notre faute à nous, musulmans, de ne pas avoir pris en charge notre foi et nos problèmes dans notre diversité et dans l’espace laïque. Il ne faut pas attendre que les institutions françaises prennent en charge ce qui n’est pas leur vocation.
Q.O.: Mais l’objectif premier du CFCM consistait à donner une visibilité à l’Islam de France, lui permettre de se doter d’une représentation à la «table de la République», selon la formule de Jean-Pierre Chevènement. Ce n’est pas possible de s’y inviter en ignorant les institutions...
B.F.-L.: ...Absolument. La consultation ne peut faire l’impasse sur les institutions. Mais la question de l’adaptation de l’Islam à la modernité, c’est l’affaire des musulmans. La grande erreur, c’est d’avoir attendu de l’institution française ce qu’elle ne pouvait pas donner. Il est nécessaire que les citoyens français de confession musulmane participent, au même titre que l’ensemble des Français, à la vie de la République. Cette participation à la vie républicaine nous permettra d’accéder, dans la plus grande transparence, à une participation de la construction de l’Europe. C’est une nécessité.
Aujourd’hui, au bas mot, il y a dix-neuf millions de citoyens musulmans en Europe. Ils ne sont pas considérés comme référence. Dernièrement, j’ai lu un livre - capital à mes yeux - de l’Américain Richard W. Bulliet sur la «civilisation islamo-chrétienne».
Q.O.: Que contient-il de si remarquable pour jouir d’une telle importance ?
B.F.-L.: Il invite à considérer le vécu et la créativité de tous les pratiquants de l’Islam. D’autre part, cette créativité devrait permettre, sans s’éloigner des principes fondamentaux de notre religion, à travailler sur l’esprit des textes et non sur la forme. C’est là que le travail des intellectuels s’impose.
Q.O.: D’un point de vue faisabilité, qui a vocation à adapter l’Islam à la «modernité» ou «à l’air du temps» ?
B.F.-L.: Loin de nous l’idée de refaire la consultation. Nous sommes désireux de connaître la perception qu’ont les chiites, les kharidjites, les druzes de France et voir comment ils envisagent l’adaptation de notre religion à la République, sans oublier les non-pratiquants qui n’en demeurent pas moins attachés à l’éthique et aux valeurs philosophiques de l’Islam. Par ailleurs, il est impératif que nous éduquions les jeunes à cet Islam d’ouverture.

Source : Le Quotidien d’Oran
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