Sophie Bava est socio-anthropologue à l'IRD –institut de recherche pour le développement–. Elle est membre du comité de direction du Laboratoire international Movida. Ses recherches portent sur les migrations africaines et les constructions religieuses musulmanes et chrétiennes entre l'Afrique méditerranéenne et subsaharienne. Entre 2008 et 2011, elle a vécu en Égypte où elle a notamment travaillé sur le parcours des étudiants africains d’Al-Azhar. Et plus particulièrement sur celui des Sénégalais, l’une des premières communautés estudiantines africaines de la grande institution de l’islam sunnite.
RFI : Quelles sont les principales motivations des étudiants d’Afrique subsaharienne lorsqu’ils s’inscrivent à Al-Azhar. Y a-t-il une homogénéité des parcours ?
Sophie Bava : Les motivations sont globalement de deux ordres. L’une est proprement religieuse. Pour les musulmans d’Afrique de l’Ouest, Al-Azhar reste une université islamique prestigieuse inscrite dans leur patrimoine religieux depuis des centaines d’années. C’est notamment vrai pour ceux qui ont grandi au sein des confréries soufies. Si on prend le cas des Mourides du Sénégal, il est par exemple assez classique d’envoyer un membre de sa famille, voire plusieurs, étudier à Al-Azhar. C’est vrai aussi au Niger notamment au sein de la confrérie de La Tijaniyya –une confrérie musulmane qui compte des millions de membres en Afrique de l’Ouest– ou dans bien d’autres pays encore. Globalement dans les familles qui descendent de lignées maraboutiques la formation à Al-Azhar est vécue comme un parcours de réussite. Mais pour toute une autre catégorie de personne, ce n’est pas le cas. Il s’agit d’étudiants qui ont un parcours migratoire et qui vont en Égypte pour étudier bien sûr, mais aussi pour pouvoir sortir de chez eux et tenter leur chance ailleurs. Passer par Al-Azhar c’est ça aussi. Et pour eux rentrer est très difficile. Jusque dans les années 2010, il n’était d’ailleurs pas très bien vu de rentrer chez soi avec un diplôme uniquement en arabe acquis à Al-Azhar. Après, ça a un peu changé.
Certains étudiants sont très critiques sur le fonctionnement d’Al-Azhar. Ils dénoncent un système discriminatoire. Qu’en pensez-vous ?
Le système d’Al-Azhar est discriminant c’est certain. Surtout sur la question des équivalences des diplômes et sur la non-reconnaissance des parcours des étudiants africains. Ils doivent parfois repasser par la case lycée ou par le collège. Et c’est terrible, car certains parlent très bien arabe en arrivant. Ils connaissent le Coran par cœur. Alors ce n’est peut-être pas suffisant, mais on peut dire que globalement tous les Africains sont rétrogradés, mis à part, semble-t-il, les membres des grandes familles religieuses, mais cela n’est pas une garantie non plus.
La discrimination se voit aussi à un autre niveau. On leur permet moins facilement de s’inscrire dans des filières non religieuses. Il y a par exemple très peu d’étudiants en médecine. On les met en pédagogie. Quelquefois en ingénierie agricole. Ou en journalisme. Mais les facultés les plus prisées ne sont de toute façon pas celles où sont inscrits les Africains. Il y a une vraie discrimination. Pourtant on leur dit : « On vous donne une bourse, vous êtes hébergés et nourris… »
Mais il faudrait maintenant faire une étude comparée pour voir si leur statut diffère de celui des étudiants asiatiques par exemple qui constituent 75 % des étudiants étrangers.
Al-Azhar est la plus grande institution de l’islam sunnite et l’une des plus anciennes. Mais ce n’est pas la seule, quels sont ses arguments pour attirer les étudiants étrangers ?
Al-Azhar a toujours défendu ce principe : ce n’est pas Médine en Arabie saoudite. Autrement dit, l’université n’enseigne pas un islam wahhabite. Il y a un circuit d’universités : comme Al-Azhar au Caire, la Zitouna à Tunis, ou encore Al Akhawayn à Fès qui sont parmi les plus anciennes institutions du monde musulman. Elles représentent certes un islam conservateur, mais pas d’obédience wahhabite. Or en Afrique de l’Ouest, il y a aussi beaucoup d’étudiants qui ont des bourses pour aller en Arabie saoudite. Les bourses sont beaucoup plus avantageuses ainsi que les conditions de vie et de mobilité, mais l’enseignement n’est pas le même et le résultat au retour non plus.
Dans le monde arabe, le choix des institutions islamiques s’est considérablement réduit. On n’étudie plus en Syrie, les universités ont fermé en Libye. Il reste surtout l’Égypte ou l’Arabie saoudite. Al-Azhar avance depuis quelques années l’idée d’un « islam du juste milieu ». Ce discours s’inscrit dans une nouvelle diplomatie religieuse, post attentat. C’est dans ce contexte-là que s’est développé le débat sur la formation des imams par exemple. L’institution communique aussi sur la dynamique interreligieuse pour lutter contre l’extrémisme. Al-Azhar met en avant la position suivante : elle ne défend pas un islam radical. Et c’est plutôt sur cette base qu’elle va aujourd’hui se positionner pour recruter des étudiants en Afrique.
En Afrique subsaharienne la situation change aussi notamment parce que les universités islamiques y sont aujourd’hui plus nombreuses.
Oui, et c’est le signe d’une volonté de prendre en main son destin religieux. Avec tout ce qui se passe dans la zone saharienne, il y a aussi une volonté politique de contrôle. Même si ce n’est pas dans des proportions énormes, des jeunes ont rejoint Daech ou Boko Haram en Afrique de l’Ouest. Et ça pose forcément question.
Aujourd’hui, l’Afrique revendique son histoire musulmane et elle a bien raison de le faire. Depuis une quinzaine d’années, de nombreux travaux d’historiens et d’islamologues montrent l’importance de l’Afrique dans la constitution du savoir islamique. La pensée musulmane arabe a dominé la compréhension de l’islam et il a fallu du temps pour déterrer certaines bibliothèques. Car le monde arabe associait certaines appartenances à un « mauvais islam ». Une part de cette discrimination perdure encore à Al-Azhar. Un sentiment de supériorité des Égyptiens sur le Maghreb et sur l’Afrique en général. En Égypte la majorité de la population vit sur le continent africain, mais elle ne connaît pas l’Afrique. Ce sentiment de supériorité des élites n’est pas généralisable à toute la population. Et s’il reste difficile d’être africain au Caire, il y a heureusement aussi de belles histoires de partage et de solidarité dans les quartiers populaires.
rfi