Lancé en 2019 et financé à hauteur de près de 10 millions d’euros par l’Union européenne, le projet European Qur’an (EuQu) est coordonné par quatre chercheurs installés à Nantes, Madrid, Copenhague et Naples. Son objectif est d’analyser comment le Coran a été traduit, interprété, commenté et mobilisé dans les sociétés chrétiennes européennes, depuis sa première traduction latine au XIIᵉ siècle jusqu’au XIXᵉ. Ce travail de recherche a déjà donné lieu à une production scientifique importante, avec notamment onze volumes collectifs parus chez l’éditeur allemand De Gruyter, une trentaine d’articles et plusieurs thèses.
Depuis plusieurs semaines, le projet European Qur’an est la cible d’une violente campagne islamophobe orchestrée par l’extrême droite. Ce programme universitaire est accusé de servir de relai idéologique aux Frères musulmans. Plusieurs députés du Rassemblement national jouent un rôle moteur dans cette offensive, à commencer par Fabrice Leggeri, ancien patron de Frontex devenu député européen, qui a dénoncé sur CNews une « falsification de l’histoire » sous prétexte que les travaux du projet montrent que le Coran a été un objet intellectuel présent dans les sociétés européennes dès le Moyen Âge. Il réclame pour cela des mécanismes de contrôle voire de suspension du financement. Jean-Paul Garraud, également député RN, agite lui aussi la menace d’un « sapement des fondements culturels de l’Europe » par l’islam, dans une rhétorique classique de guerre civilisationnelle.
L’extrême droite s’applique à instrumentaliser un programme de recherche pour alimenter la haine antimusulmane et entretenir l’obsession médiatique autour de « l’infiltration islamiste ». Cette logique s’inscrit dans un vieux ressort la droite française – on peut ici penser à l’exemple emblématique des déclarations de Nicolas Sarkozy durant sa présidence autour d’une prétendue descendance de la nation française des « Gaulois » – : faire de l’islam la figure repoussoir qui viendrait menacer une « identité nationale » fantasmée, assimilée à la défense d’une Europe blanche et chrétienne. En dénonçant l’existence d’un programme scientifique montrant les liens historiques entre l’Europe et le monde musulman, l’extrême droite vise à réactiver le fantasme du « grand remplacement », pour mieux nourrir sa croisade identitaire.
Dans le même temps, Macron s’efforce de se donner une image progressiste, en dénonçant les offensives de Trump contre la recherche en sciences sociales et en promettant d’accueillir en France des chercheur·es comme des « réfugié·es académiques », censé·es trouver ici une terre d’asile pour la pensée critique et la liberté scientifique. Pourtant, depuis des années, on assiste à des offensives réactionnaires à la chaîne contre les sciences sociales, accusées tour à tour de [nourrir l’« islamo-gauchisme », le « wokisme », ou de saper les « valeurs de la République »→https://www.revolutionpermanente.fr/Apres-l-islamo-gauchisme-le-wokisme-la-nouvelle-offensive-reactionnaire-de-Blanquer].
Dans le cas du projet European Qur’an, un nouveau cap est franchi. Il ne s’agit même pas ici d’un travail directement critique à l’égard des institutions ou de l’État, mais simplement d’un programme d’histoire qui prend pour objet l’étude des usages et de la réception du Coran dans l’Europe chrétienne. Que ce soit aux États-Unis sous Trump ou en France sous Macron, le même agenda se déploie : faire taire et intimider les chercheur·es, et imposer une vision dépolitisée du savoir, alignée sur l’agenda réactionnaire des gouvernants.
La déferlante d’attaques contre l’université – entre destruction de l’enseignement supérieur, croisade contre le « wokisme » menée des deux côtés de l’Atlantique, et plus récemment, répression brutale des universitaires ayant exprimé leur soutien à la Palestine – s’inscrit pleinement dans une offensive réactionnaire et islamophobe d’ampleur. Face à cela, il est urgent de construire un mouvement uni, regroupant étudiants, chercheurs et personnels, capable de défendre l’autonomie de la recherche, mais surtout, de faire front contre les attaques autoritaires, racistes et islamophobes des gouvernements.
Révolution Permanente