Annemarie Schimmel, une conscience intellectuelle au service du dialogue entre l’Orient et l’Occident

15:15 - December 21, 2025
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IQNA- Annemarie Schimmel (1922-2003) figure parmi les grandes intellectuelles européennes qui ont profondément renouvelé la compréhension de l’islam au XXᵉ siècle.

Islamologue allemande, historienne des religions et spécialiste reconnue du soufisme, elle a consacré l’ensemble de sa vie à l’étude rigoureuse et respectueuse des traditions spirituelles musulmanes. Son œuvre s’inscrit dans une démarche de connaissance patiente, attentive aux sources originales et aux pratiques vécues, loin des simplifications idéologiques et des préjugés hérités de l’histoire coloniale.

À travers ses recherches, son enseignement et ses prises de position publiques, Annemarie Schimmel s’est imposée comme une figure de médiation intellectuelle entre l’Orient et l’Occident. Elle considérait que la méconnaissance mutuelle nourrissait les peurs, tandis que l’étude sérieuse des textes, des langues et des expériences spirituelles permettait un véritable rapprochement des cultures. Sa trajectoire personnelle et académique témoigne d’un engagement constant en faveur d’une lecture humaine, spirituelle et universelle de l’islam.

Une formation précoce et un parcours universitaire international
Née le 7 avril 1922 à Erfurt, dans une famille protestante allemande cultivée, Annemarie Schimmel manifesta dès l’adolescence une attirance profonde pour le monde oriental. À l’âge de quinze ans, elle entreprit l’apprentissage de la langue arabe, rapidement suivi par l’étude du persan et du turc. Cette orientation linguistique précoce ne relevait pas d’un simple intérêt académique, mais d’un désir sincère d’accéder directement aux textes fondateurs et à la littérature spirituelle de l’islam.

À seulement dix-neuf ans, elle obtint un diplôme en langues orientales et en art islamique à l’Université de Berlin, fait exceptionnel qui témoigne de la précocité de son talent intellectuel. En 1951, elle soutint un doctorat en histoire des religions à l’Université de Marbourg, approfondissant déjà les thématiques qui marqueraient l’ensemble de son œuvre : la mystique musulmane, la poésie religieuse et la compréhension comparative des traditions spirituelles.

Sa carrière universitaire se déploya sur plusieurs continents. En 1952, elle fut nommée professeure à la faculté de théologie d’Ankara, où elle entra en contact direct avec la société musulmane turque et ses traditions vivantes. En 1965, elle accepta la chaire de culture islamique de l’Inde à l’Université de Harvard, l’une des institutions académiques les plus prestigieuses au monde. Durant plusieurs décennies, elle enseigna l’islamologie, l’histoire des religions et le soufisme en Allemagne, en Turquie et aux Etats-Unis.

Maîtrisant de nombreuses langues – allemand, anglais, arabe, persan, turc, français et ourdou – Annemarie Schimmel publia des ouvrages et des articles dans plusieurs d’entre elles. Cette compétence linguistique lui permit de dialoguer directement avec les sources classiques de l’islam, mais aussi avec les traditions populaires et poétiques, souvent négligées par une islamologie strictement textuelle.

Une approche scientifique fondée sur l’empathie et la phénoménologie
L’originalité de la pensée de Schimmel réside dans sa méthode. Elle se réclamait d’une approche phénoménologique de l’étude des religions, visant à comprendre chaque tradition à partir de son propre langage symbolique et de l’expérience intérieure de ses fidèles. Pour elle, l’islam ne pouvait être réduit à un système juridique ou dogmatique, mais devait être appréhendé comme une civilisation vivante, riche de pratiques spirituelles, de poésie, de rites et de sensibilités diverses.

Contrairement à certains orientalistes qui privilégiaient exclusivement l’analyse des textes normatifs, Schimmel accordait une importance particulière aux expressions populaires de la foi : chants mystiques, célébrations religieuses, poésie soufie et invocations. Elle estimait que ces formes révélaient une dimension essentielle de l’islam, souvent invisible aux regards extérieurs. Cette démarche lui permit de mettre en lumière la centralité de l’amour divin, de la quête intérieure et de la beauté dans la spiritualité musulmane.

Elle s’opposa également aux représentations négatives de l’islam héritées de l’Europe médiévale, qu’elle jugeait déformées et idéologiquement marquées. Défendant une distinction claire entre orientalisme colonial et orientalisme scientifique, elle soulignait que certains chercheurs occidentaux avaient sincèrement contribué à une meilleure connaissance de l’islam, parfois avec une profondeur ignorée par les débats publics contemporains.

Schimmel prit des positions courageuses sur des questions sensibles. Elle critiqua ouvertement des œuvres qu’elle considérait comme offensantes pour les musulmans, notamment Les Versets sataniques de Salmân Rushdî et Jamais sans ma fille, qu’elle jugeait réducteur et injuste envers la culture iranienne. Ces prises de position lui valurent de vives critiques dans certains milieux intellectuels occidentaux, mais elle les assuma comme un devoir moral, estimant que la liberté intellectuelle ne pouvait se construire sur l’humiliation des croyances d’autrui.

Une affinité spirituelle profonde et un héritage intellectuel durable
Au-delà de son travail académique, Annemarie Schimmel développa au fil des années une relation intime avec la spiritualité islamique. Elle s’intéressa particulièrement au soufisme et à la place centrale du Prophète Muhammad (paix sur lui) dans la piété musulmane, thème auquel elle consacra l’ouvrage Et Muhammad est son messager. Elle y montra comment l’amour du Prophète s’exprimait à travers la poésie, les pratiques dévotionnelles et les traditions populaires, offrant ainsi une vision nuancée et respectueuse de l’islam vécu.

Son intérêt pour le chiisme se manifesta notamment à travers sa découverte de la Sahifa Sajjadiyya, recueil de prières attribuées à l’Imam Zayn al-Abidin. Touchée par la profondeur mystique et la beauté littéraire de ces invocations, elle entreprit d’en traduire certains passages directement depuis l’arabe. Elle insista toujours sur l’importance de revenir aux sources originales, refusant de se contenter de traductions secondaires.

L’épisode de la traduction de ces prières, réalisée alors que sa mère était hospitalisée, illustre le lien intime qu’elle entretenait avec ces textes. Le témoignage de la patiente catholique, profondément marquée par la lecture de la Sahifa, confirma à ses yeux le caractère universel de cette spiritualité, capable de toucher des croyants au-delà des frontières confessionnelles.

Décédée le 26 janvier 2003, Annemarie Schimmel fut enterrée à Bonn en présence de nombreux musulmans et chrétiens. L’épitaphe figurant sur sa tombe – « Les gens dorment, et lorsqu’ils meurent, ils se réveillent » – résume la quête spirituelle et intellectuelle qui anima toute sa vie. Son héritage demeure aujourd’hui une invitation à replacer la connaissance, le respect et l’écoute au cœur du dialogue entre les cultures et les religions.

Par Sara Hamidi

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