Pour la première fois, c’est une femme voilée qui a officié sur une chaîne officielle algérienne pour présenter les informations du matin, le 15 février. Aux yeux des Algériens, c’est un événement historique. Cela a en effet brisé la règle selon laquelle il ne fallait pas montrer de femme voilée à la télévision publique.
Un bannissement tacite
Depuis l’indépendance de l’Algérie vis-à-vis de l’occupant français, le 5 juillet 1962, puis le retour sous souveraineté algérienne du bâtiment de la radio-télévision le 28 octobre de la même année, Najwa Djedi est en effet la première présentatrice voilée d’un journal.
Le présentateur de l’édition principale, Saïd Toubal, a commenté l’événement sur sa page Facebook : “Pour la première fois depuis l’indépendance : la télévision algérienne ouvre la voie aux femmes voilées dans les bulletins d’information, et la collègue Najwa Djedi fait une prestation brillante.”
Selon Reda Jadawi, membre de l’Union des journalistes algériens, la télévision algérienne n’avait en effet “pas permis à des femmes voilées d’apparaître à l’écran depuis le retour, il y a plus d’un demi-siècle, de la pleine souveraineté sur la radio-télévision publique, quand bien même l’islam est religion d’État”.
“C’est l’héritage d’une mentalité que les dirigeants de cet organisme public se sont transmis entre eux”, explique-t-il. Selon lui, cette interdiction ne correspondait en réalité à aucun texte formel, mais à “des convictions personnelles et des décisions prises à l’improviste de la part des dirigeants successifs”, en ajoutant que cela se faisait à l’instigation du gouvernement, qui approuvait en silence.
“Cette récente initiative de la télévision ouvre des possibilités à des milliers de femmes diplômées en journalisme et en communication dans les facultés du pays, ainsi qu’à des femmes voilées qui aspirent à apparaître dans les médias ou qui rêvent de travailler dans le bâtiment de la radio-télévision [du boulevard] des Martyrs, sur les hauteurs de la capitale, ou dans une institution régionale dans les gouvernorats.”
L’impensé colonial
Yamine Boudhane, professeur en sciences de la communication à l’université du Qatar, explique que “les dirigeants successifs de la télévision étaient héritiers de la pensée européenne à propos des apparences et de la façon de présenter” les informations. “À leurs yeux, le hijab incarne une mentalité sclérosée et rétrograde”, estime-t-il.
Cela correspond à une idée héritée des Français, “qui combattaient l’islam sous toutes ses formes, dans le but de détruire l’identité algérienne dans les profondeurs de la société. Et malheureusement, après l’indépendance, cette approche s’est perpétuée pendant plus d’un demi-siècle.”
Le corps était un élément important à la télévision, où il fallait en promouvoir un modèle et faire apparaître des traits saillants des femmes, explique-t-il. Cela servait tout à la fois à montrer qu’on était “civilisé” et à attirer les téléspectateurs.
Jusque-là, pour une femme voilée, le rêve de travailler à la télévision publique du pays paraissait totalement hors de portée, et la plupart des diplômées en sciences de la communication se destinaient à l’enseignement ou à l’administration, ou encore à la radio, aux agences de presse ou à la presse écrite.
L’apparition d’une femme voilée constitue également la fin d’une “contradiction avec la situation générale algérienne, puisque le port du hijab est largement pratiqué aux quatre coins du pays”, commente sur Twitter le militant Ahmed Samir.
Fin d’un paradoxe algérien
La journaliste Sabah Boudras, détachée comme enseignante en Suède depuis plus de quatre ans, s’était ainsi vu refuser sa candidature pour un poste à la télévision publique avant même d’avoir eu un entretien pour cause de port du voile.
“Le refus avait été immédiat et sans détour, ouvertement motivé par le voile, explique-t-elle. Vous voulez présenter le journal télévisé ? Vous rêvez ! Cela ne se produira pas. Si vous voulez travailler, ce sera à la chaîne Al-Coran Al-Karim.”
C’est entre autres raisons pour cela qu’elle a démissionné de son poste dans l’enseignement et quitté l’Algérie pour s’installer en Suède. Elle y travaille toujours dans l’éducation, mais produit également des contenus pour une chaîne arabe qui diffuse à partir de la Suède. Tout cela sans renoncer au voile.
En Algérie, il y a eu un certain nombre de présentatrices travaillant à la télévision qui ont été exclues du journal télévisé, voire interdites d’antenne, quand elles ont décidé de porter le voile.
Naima Madjer a été la première d’entre elles, quand elle a décidé, précisément au mois de ramadan 1994, de porter le voile. Ce qui lui a valu de ne plus pouvoir présenter ses interviews et ses débats.
Sœur de la vedette du foot algérien Rabah Madjer, elle explique à quel point elle a été ravie quand elle a vu Najwa Djedi avec son voile sur le petit écran. “C’est quelque chose que nous attendions depuis de longues années, nous confie-t-elle. Cela me ramène en 1994, quand on m’a empêchée de continuer mon programme et d’enregistrer les débats qui étaient attendus par les téléspectateurs, simplement parce que j’avais décidé de porter le voile. Je me suis contentée de travailler dans un service administratif de la radio-télévision, et je n’ai jamais regretté ma décision.”
Elle ajoute néanmoins qu’elle se souvient toujours “de la douleur que ressent une femme voilée en Algérie chaque fois qu’elle essaie de réaliser son rêve d’apparaître à la télévision publique. Maintenant, après la décision de lever cet interdit, je suis prête à revenir à l’antenne, avec Najwa Djedi.”
De nombreuses autres femmes ont pâti de cette interdiction informelle, dont Nacéra Mezhoud, Iman Mahjoubi, Houria Harrath, Sawsan Ben Habib, selon le [site d’information algérien] Awras.
L’apparition d’une femme voilée comme présentatrice du journal d’information redonne espoir aux aspirantes journalistes de pouvoir travailler sur une chaîne publique. Mais elles restent malgré tout inquiètes. Car, à tout instant, d’autres décisions peuvent surgir à l’improviste pour les écarter à nouveau de l’écran. Et cela tant que perdure le règne de l’arbitraire au sein de l’institution.
Courrierinternational