« Les arts de l’Islam sont aussi un patrimoine français », selon Yannick Lintz

8:17 - November 20, 2021
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Téhéran(IQNA)-Yannick Lintz, commissaire générale d’« Arts de l’Islam, un passé pour un présent », l’exposition disséminée dans dix-huit villes française, veut rapprocher la culture de la population et propose une autre image des arts islamiques.
Oiseau en céramique, Iran, vers 1453-1454. Exposé au Musée d’art Roger-Quilliot à Clermond-Ferrand.

Oiseau en céramique, Iran, vers 1453-1454. Exposé au Musée d’art Roger-Quilliot à Clermond-Ferrand. RMN-GRAND PALAIS SÈVRES - MANUFACTURE ET MUSÉE NATIONAUX / MARTINE BECK-COPPOLA
 
Conservatrice générale du patrimoine, directrice du département des arts de l’Islam au Louvre depuis 2013, Yannick Lintz, 57 ans, est la commissaire générale des dix-huit expositions « Arts de l’Islam, un passé pour un présent ». Dotée de 4 millions d’euros de budget, cette manifestation mise sur la proximité, la connaissance et l’ouverture des regards.
 
Si la France a créé un premier musée d’antiquités et d’art islamique au XIXe siècle, à Alger, le département des arts de l’Islam du Louvre, à Paris, est bien plus tardif. Pourquoi ?
 
Il a été créé par un décret de 2003, mais, en 1893, à l’intérieur du département des objets d’art, il existe une section arts musulmans, le terme qu’on utilisait à l’époque. En 1932, se crée un département d’arts asiatiques et la section rejoint les arts chinois et japonais. Nous avons toujours eu des difficultés à savoir où classer ces collections. En 1945, la réorganisation du Musée Guimet a entraîné le départ des arts asiatiques, et les arts musulmans ont rejoint les antiquités orientales. Il s’agissait d’un rapprochement géographique. Cela montre l’évolution de la vision intellectuelle ou sociologique de ce périmètre. Les objets ont aussi été dispersés en fonction de leur nature : les armes au Musée de l’armée, les cadeaux diplomatiques à Versailles.
« Les arts de l’Islam sont aussi un patrimoine français, notre héritage »
 « Le Roman algérien. Chapitre 1 », de Katia Kameli, 2016. Vidéo diffusée à la bibliothèque Abbé-Grégoire de Blois. ADAGP, PARIS 2021
A partir de quand parle-t-on d’arts de l’Islam ?
 
Ce mot, il est terrible ! Il veut tout et rien dire. C’est une invention européenne, qui apparaît à la fin du XIXe siècle et qualifie une œuvre par la religion. Il y a une vingtaine d’années, le Metropolitan Museum of Art, à New York, a tenté une autre approche, qui s’est révélée un échec, en rebaptisant ces collections par leur origine géographique, Proche-Orient, Moyen-Orient, Iran, Asie centrale…
 
Au Louvre, nous conservons la dénomination, qui est à l’origine une décision politique : c’est Jacques Chirac qui a voulu le département et a déterminé son nom, à une époque où son ambition à l’international était le dialogue des cultures et, en France, la résorption de la fracture sociale. Mais l’appellation suscite de mauvaises interprétations, surtout dans une période où le mot « Islam » hystérise facilement le discours. Notre responsabilité, c’est de sortir de l’orientalisme. D’apporter de la connaissance. Et de rappeler qu’il s’agit aussi d’un patrimoine français, notre héritage, parfois venu du Moyen Age.
 
« Les arts de l’Islam sont aussi un patrimoine français, notre héritage »
Abû Bakr Ibn Yûsuf, astrolabe, Maroc, vers 1216-1217, exposé à Toulouse au Musée des arts précieux Paul-Dupuy. FRANÇOIS PONS/MAIRIE DE TOULOUSE, MUSÉE PAUL-DUPUY,
 
Dans le contexte d’aujourd’hui, il s’agit donc d’une exposition politique ?
 
Quand on faisait le Maroc médiéval au Louvre en 2014, c’était politique aussi. Chaque convention avec les villes a fait l’objet d’une délibération au conseil municipal : toutes ont été votées à l’unanimité, et les couleurs des dix-huit élus concernés vont des communistes aux Républicains. J’ai présenté les œuvres, en visioconférence, aux dix-huit conseils municipaux.
 
Certaines, les poignards notamment, ont posé problème. A Blois, nous avons conservé un kandjar, une arme d’apparat qui n’a sans doute jamais tué personne. A Rouen, le directeur des musées m’a fait comprendre que l’assassinat, en 2016, du père Jacques Hamel était encore trop proche. Les imams, les recteurs de mosquée ont été aussi consultés. Bon nombre ont été surpris, à cause de cette confusion de terme : pour nous, l’art islamique, ce n’est pas tant une religion qu’une culture.
 
Pourquoi ce choix d’expositions en province plutôt qu’une grande exposition à Paris ?
 
Cela s’est déjà fait en 1977 au Grand Palais. Aujourd’hui, c’est différent. J’ai pensé que c’était bien d’aller au plus près des populations – je n’emploie pas le terme de « public », on ne fait pas du tourisme : un jeune des quartiers de Rillieux-la-Pape a peu de chance de venir au Louvre voir une telle exposition. D’autre part, j’ai longtemps travaillé dans, puis avec les collectivités territoriales, et je suis convaincue que beaucoup d’élus locaux savent être responsables sur ces questions. Ils le font avec maturité, courage et pragmatisme. En région, il y a aussi une nouvelle génération de conservateurs très talentueuse. Je suis passé par eux ou par les directions régionales des affaires culturelles [DRAC] pour organiser ce projet.
 
Que dites-vous aux gens qui ne pourront en voir qu’un fragment ?
 
Avec dix ou douze œuvres par exposition, nous ne sommes pas dans un exercice classique. Chacune a été choisie pour illustrer une dimension culturelle de cette civilisation. Moi, je n’en peux plus de ces expos-fleuves qu’on ne regarde pas mais qu’on consomme : il faut bouger un peu ! J’ai essayé de concevoir dix-huit expositions différentes à partir d’une seule recette. Je l’appelle mon quatre-quarts. On vient, on regarde, on s’assoie, on discute. Et il y a des éléments auxquels je tiens. Le premier, c’est que j’en ai marre qu’on confonde l’Islam et les Arabes ! A l’intérieur même de la civilisation arabe, ce n’est pas la même chose selon qu’on est en Egypte ou au Maghreb. Les Iraniens ne sont pas arabes. On montre aussi des objets indiens et turcs. On perçoit ainsi des nuances, l’influence par exemple de la Chine sur l’art iranien.
 
Le deuxième, c’est que même si nous l’appelons art islamique, il contient une grande part d’œuvres profanes. Comme pour l’art chrétien. Et à l’intérieur de l’art religieux, nous n’avons pas que de l’art musulman : c’est un monde qui a toujours été multiconfessionnel. Chrétiens coptes, orthodoxes ou arméniens, hindous, zoroastriens, sunnites, chiites, soufis ont cohabité. L’avenir de nos collections, mon rêve, c’est de montrer le vrai universalisme islamique. Du Maghreb à l’Indonésie, du Pakistan à l’Afrique. Ce qui m’amène au troisième point : raconter l’histoire de ces œuvres. Comment – y compris par des pillages datant parfois des croisades – elles sont arrivées jusqu’à ces villes de province où on peut les voir. Enfin, dernière dimension, celle du présent avec l’art contemporain.
 
Pourquoi ?
 
Ces jeunes qu’on amène dans l’exposition ne peuvent pas se contenter de voir un âge d’or passé. Ils sont dans le présent. Raconter l’histoire de ces artistes contemporains, ce peut être aussi parler de la souffrance, de l’exil, des banlieues dont beaucoup sont issus. Et que de tout cela, avec une double culture souvent, peut naître autre chose. Nous avons aussi essayé d’avoir autant de femmes que d’hommes représentant, si possible, deux ou trois générations, depuis les années 1970 à aujourd’hui.
Cet article a été écrit dans le cadre d’un partenariat avec le musée du Louvre et la Réunion des musées nationaux.
Harry Bellet et Guillaume Fraissard
lemonde
Tags: exposition
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