Le politologue et islamologue français Olivier Roy, ancien directeur de recherche au CNRS et spécialiste reconnu du monde musulman, a livré à Al Jazeera une analyse approfondie des rapports complexes entre l’Occident et l’islam.
Dans cet entretien, il revient sur l’évolution du regard occidental à l’égard du monde musulman, la transformation du discours orientaliste, et la manière dont les notions de sécularisme, de droits humains et de modernité ont souvent servi de leviers idéologiques pour maintenir une domination culturelle et politique.
Selon Roy, la perception de l’islam a glissé du respect pour une civilisation à la peur d’un ennemi intérieur, révélant une crise profonde de l’identité occidentale.
De l’admiration savante à la domination politique
Olivier Roy rappelle que l’orientalisme n’est pas né du colonialisme, bien qu’il ait trouvé dans celui-ci un terrain favorable. Dès le XVIIIe siècle, cette discipline s’est constituée autour d’une vision romantique de « l’Orient », perçu comme un monde fascinant mais figé dans son passé. Les premiers orientalistes européens admiraient les arts, la philosophie et la science islamiques médiévales, tout en considérant que cette grandeur appartenait à une époque révolue.
Cette approche, selon Roy, a profondément influencé la pensée occidentale moderne : le monde musulman aurait « quitté le chemin du progrès » et devrait, pour rejoindre la modernité, suivre le modèle occidental. Cette idée a également marqué plusieurs dirigeants du monde musulman, tel Mustafa Kemal Atatürk, qui voyait dans la laïcisation et la réforme des institutions religieuses la clé du renouveau.
Roy critique cette conception du progrès comme un produit exclusif du sécularisme. Il souligne que, pour les puissances coloniales, notamment la France en Algérie, la création d’institutions « modernisées » — écoles, tribunaux ou facultés islamiques sous contrôle colonial — n’était pas destinée à reconnaître la culture locale, mais à la reconfigurer pour servir la domination impériale. Le sécularisme, présenté comme une valeur universelle, s’est ainsi mué en instrument de contrôle culturel et politique.
Cette transformation a contribué à imposer l’idée que seule la séparation entre religion et espace public pouvait garantir la rationalité et la liberté. Or, selon Roy, cette prétention à l’universalité masque une hiérarchie civilisationnelle, où l’Occident s’érige en juge du reste du monde.
Les droits humains et la crise d’identité de l’Occident
Roy dénonce également l’usage sélectif du discours des droits humains. L’universalisme proclamé de la Déclaration de 1948, explique-t-il, repose sur une représentation typiquement occidentale de l’individu et de la société, ignorant souvent les contextes culturels non européens. Cette universalité abstraite s’est transformée en outil d’hégémonie morale, justifiant des interventions et des politiques d’ingérence au nom de valeurs supposées supérieures.
Pour illustrer ce double standard, Roy évoque la différence flagrante entre la mobilisation occidentale face à la guerre en Ukraine et le silence relatif face au massacre de Gaza. Dans ces situations, les principes humanitaires semblent se plier aux intérêts géopolitiques. Ce « deux poids, deux mesures » alimente la méfiance des sociétés musulmanes, qui perçoivent désormais les droits humains non comme un idéal commun, mais comme une arme rhétorique au service du pouvoir.
Le chercheur identifie aussi une mutation profonde du regard occidental : depuis les années 1970, l’islam n’est plus vu comme une civilisation, mais comme une menace religieuse. Le vocabulaire politique et médiatique, obsédé par la sécurité et le terrorisme, a réduit la diversité musulmane à une image d’hostilité. Les symboles de foi — comme le voile ou l’abstinence d’alcool — sont souvent assimilés à l’autoritarisme et à l’archaïsme.
Cette évolution traduit, selon Roy, une crise interne du monde occidental. L’Europe et l’Amérique du Nord ont glissé du discours des « valeurs universelles » vers une logique identitaire et d’exclusion. En France, par exemple, la laïcité — initialement conçue pour protéger la liberté de conscience — est devenue un outil de suspicion à l’égard des musulmans. Le pluralisme, pourtant célébré à l’extérieur, est restreint à l’intérieur au nom d’une unité nationale menacée.
Roy estime que les démocraties occidentales ne sont pas réellement menacées par l’islam, mais par leurs propres dérives populistes et la montée de mouvements d’extrême droite. Ces formations, comme le Rassemblement national en France ou l’AfD en Allemagne, bénéficient d’une tolérance dont ne jouissent pas les partis d’inspiration islamique, souvent exclus du jeu politique. Cette asymétrie révèle, dit-il, un « double standard démocratique » : la liberté d’expression est défendue pour certains, restreinte pour d’autres.
Les musulmans d’Europe, en revanche, continuent majoritairement de croire en la démocratie et à l’État de droit, tout en revendiquant simplement le respect de leurs libertés religieuses — qu’il s’agisse du port du voile, du droit à la prière ou à une alimentation halal. Leur marginalisation, conclut Roy, n’est pas le signe d’un refus de la démocratie, mais la conséquence d’une lecture idéologique qui confond différence et menace.
Pour Olivier Roy, la véritable fracture n’oppose pas deux civilisations, comme le suggérait Samuel Huntington, mais traverse l’Occident lui-même : c’est le conflit entre les principes universels qu’il proclame et les réflexes identitaires qu’il adopte. L’islam n’est pas la cause de la crise occidentale, mais le miroir dans lequel cette crise se reflète. En perdant confiance dans ses propres valeurs — égalité, tolérance, liberté de conscience —, l’Occident transforme le pluralisme en danger et l’altérité en ennemi.
Le penseur français conclut que le drame de l’Occident contemporain réside moins dans une menace extérieure que dans son incapacité à appliquer à lui-même les idéaux qu’il prétend universels.