Ayoub Selmani, un artisan discret de la renaissance religieuse en Albanie

9:46 - November 25, 2025
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IQNA-Au début des années 1990, alors que l’Albanie sortait difficilement de près d’un demi-siècle de dictature communiste, le pays était plongé dans un vide spirituel profond.

Selon le site muslimsaroundtheworld, l’interdiction totale des pratiques religieuses, la fermeture des mosquées et la persécution des imams avaient laissé plusieurs générations privées des fondements mêmes de la foi.

C’est dans ce contexte fragilisé qu’apparut le rôle discret mais déterminant d’une famille venue de Macédoine du Nord : le cheikh Ayoub Salman Selmani, son fils Youssef et son gendre, le cheikh Amin.

Leur parcours, relaté par le journaliste égyptien Majdi Saïd, révèle une expérience unique de réenracinement religieux dans une société qui avait perdu l’alphabet même de l’Islam.

Leur présence en Albanie au début des années 1990, ainsi que le travail pédagogique, social et spirituel qu’ils y ont mené, constituent aujourd’hui l’un des épisodes marquants de la reconstruction religieuse dans les Balkans.

«ایوب سلمانی» احیاگر روحیه مذهبی در میان مسلمانان آلبانیایی

Le parcours formateur d’un savant : les racines d’Ayoub Selmani

Le cheikh Ayoub Salman Selmani naît en 1943 à Tetovo, au nord-ouest de la Macédoine du Nord actuelle, dans une famille où la religion occupe une place centrale. Son père, hafiz du Coran et l’un des principaux guides religieux de la ville, lui transmet très tôt les premiers enseignements. Cette formation initiale marque durablement Ayoub, qui s’imprègne d’une tradition de rigueur, de transmission et de discipline religieuse.

Après l’école primaire, il part poursuivre ses études religieuses à Pristina, capitale du Kosovo, dans un institut alors prospère et accueillant de nombreux étudiants. S’il n’y suit qu’une année complète, il continue cependant à fréquenter l’établissement de façon irrégulière, tout en étudiant auprès de son père et d’autres savants de la région. Il y approfondit des disciplines essentielles : grammaire arabe, rhétorique, interprétation coranique et jurisprudence.

«ایوب سلمانی» احیاگر روحیه مذهبی در میان مسلمانان آلبانیایی

En 1965, à seulement vingt-deux ans, il devient imam, prédicateur et enseignant dans une mosquée de Tetovo. Il exercera ces fonctions jusqu’en 1978, année où il part à Riyad pour étudier l’arabe. Contraint de revenir rapidement en raison de ses responsabilités familiales, il tire néanmoins de son séjour en Arabie saoudite un bénéfice intellectuel considérable.

De retour en Macédoine, il change de mosquée et commence à enseigner à un jeune garçon de douze ans, Amin, qui deviendra plus tard son gendre. Ayoub organise alors des cercles d’apprentissage du Coran pour de nombreux garçons, parmi lesquels Amin, qui recevra également chez lui des cours avancés de langue arabe. Cette période d’enseignement privé va profondément structurer la trajectoire intellectuelle du futur cheikh Amin, qui part en 1981 étudier en Syrie, puis à l’université d’al-Azhar au Caire, où il termine ses études supérieures en 1991.

Le début des années 1990 marque un tournant géopolitique majeur : éclatement de la Yougoslavie, guerres, indépendances, et en Albanie, chute du régime communiste. C’est dans cette période de bouleversements que se dessine la mission qui conduira Ayoub et sa famille vers l’Albanie, pays exsangue qui aspire à retrouver une identité religieuse perdue depuis près de cinquante ans.

«ایوب سلمانی» احیاگر روحیه مذهبی در میان مسلمانان آلبانیایی

L’arrivée en Albanie : un pays meurtri et un terrain spirituel vierge

Lorsque Magdi Saïd séjourne en Albanie, entre décembre 1992 et janvier 1993, il découvre une société où la religiosité, musulmane comme chrétienne, a quasiment disparu. Le régime communiste, qui s’est proclamé officiellement athée en 1967, a interdit toute pratique religieuse, fermé plus de deux mille mosquées, confisqué les biens waqf et exécuté ou emprisonné de nombreux imams. Le résultat est une rupture totale de la transmission : des générations entières ignorent jusqu’aux bases de la foi.

La seule constante visible est une consommation massive d’alcool, qui a envahi rues, cafés et même trottoirs. Les nouvelles institutions religieuses tentent timidement de renaître, mais elles manquent de cadres formés, d’expérience et d’orientation claire. Dans ce chaos spirituel, l’arrivée d’organisations caritatives arabes et musulmanes constitue une aide matérielle précieuse, tout en introduisant des dérives : absence de formation religieuse de nombreux employés, méconnaissance de la culture albanaise, incompréhension des besoins réels de la population.

C’est alors que se fait sentir la nécessité d’une figure religieuse locale ou régionalement proche, parlant les langues de la région et comprenant son histoire. Le docteur al-Fateh Ali Hassanine, observateur attentif de l’Europe de l’Est, juge indispensable la présence d’un savant équilibré, capable de transmettre l’Islam dans un langage accessible aux Albanais. C’est lui qui encourage Ayoub, son fils Youssef et son gendre Amin à se rendre en Albanie.

«ایوب سلمانی» احیاگر روحیه مذهبی در میان مسلمانان آلبانیایی

Ils arrivent en février 1992, deux semaines avant le mois de Ramadan. Leur approche est patiente, méthodique : observer, comprendre, s’adapter. Ils passent d’abord du temps à Tirana, puis à Durrës, et constatent l’ampleur du vide religieux. L’absence totale de repères transforme leur mission en défi immense : reconstruire, presque à partir de zéro, un lien spirituel entre les Albanais et leur héritage islamique.

Malgré les difficultés matérielles considérables, l’accueil chaleureux des habitants et leur soif de sens encouragent la famille à prolonger son séjour. Initialement prévue pour quelques mois, leur mission durera quatre ans.

 

Enseignement, réforme et impact durable : l’œuvre de la famille Selmani

Dès le début, Ayoub Selmani et sa famille adoptent une stratégie centrée sur la formation : transmettre le Coran, la langue arabe et les notions élémentaires de la foi dans un langage simple, adapté à une population longtemps privée de tout enseignement religieux.

Ils commencent à enseigner dans une école publique de Tirana, où ils donnent des cours d’arabe, de Coran et de sciences religieuses à des adolescents des deux sexes. En un peu plus d’un an, plusieurs jeunes achèvent leur formation ; l’un d’eux deviendra plus tard mufti de Tirana et khatib de la grande mosquée inaugurée en 2024.

La famille se déplace ensuite au « mosqué du Bazaar », adjacent à l’école, où elle enseigne à un public varié : enfants, jeunes, adultes jusque quarante ans passés. Les cours destinés aux femmes attirent une participation particulièrement importante et enthousiaste. Parallèlement, Ayoub et Amin élaborent des programmes d’études pour des écoles religieuses situées dans les zones rurales autour de la capitale, tout en conseillant les imams locaux.

Dans la ville de Durrës, ils ouvrent un atelier de couture destiné aux femmes, offrant une aide économique et un espace d’apprentissage structuré, permettant à de nombreuses jeunes filles de trouver une autonomie nouvelle.

Les résultats de leur travail ne sont pas immédiats, mais ils apparaissent progressivement : retour du port du hijab chez de nombreuses jeunes femmes, multiplication des cercles de mémorisation du Coran, formation d’une nouvelle génération d’imams et d’enseignants locaux. Après quatre ans en Albanie, Amin rentre en Turquie avec sa famille, tandis qu’Ayoub poursuit son œuvre éducative jusqu’en 1997.

De retour en Macédoine, Ayoub continue d’enseigner, comme il le fait sans interruption depuis 1965. Amin, quant à lui, après un long séjour en Turquie et de nombreuses activités éducatives au sein des communautés albanaises d’Europe, revient en Macédoine en 2019 où il devient imam et organise des cours religieux en ligne pour hommes, tandis que son épouse enseigne aux femmes.

Aujourd’hui, la famille Selmani apparaît comme un maillon essentiel de la renaissance religieuse en Albanie au début des années 1990. Leur action, humble, persistante et profondément enracinée dans la pédagogie, a planté les premières graines d’un renouveau spirituel dans un pays qui avait été privé de religion pendant près de cinquante ans. Par leur savoir, leur patience et leur proximité culturelle, ils ont contribué à restaurer une identité religieuse que l’histoire avait presque effacée.

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