
Dans un entretien approfondi accordé à l’agence IQNA, le père catholique Christopher P. Clohessy, spécialiste reconnu des études chiites au Vatican, revient sur son parcours intellectuel et spirituel qui l’a mené à étudier la figure de Fatima (sa), fille du Prophète Muhammad (psl).
Enseignant au sein du prestigieux Institut pontifical d’études arabes et islamiques (PISAI), il a consacré l’un de ses ouvrages majeurs à la vie de cette personnalité éminente de l’histoire de l’islam, s’appuyant sur les plus anciennes sources arabes sunnites et chiites.
Dans ce dialogue, il explique ce qui l’a attiré vers cette figure, la façon dont son regard extérieur lui a permis d’approcher des sujets sensibles avec équilibre, et ce que la vie de Fatima représente aujourd’hui pour les croyants — musulmans ou non.
Clohessy évoque également ce que cette recherche a changé en lui, la manière dont il relirait aujourd’hui son travail initial, et ce que pourrait être, selon lui, le message que Fatima adresserait au monde contemporain. Son propos met en lumière une vision profondément humaine, éthique et universelle de l’héritage de Fatima, au-delà des limites confessionnelles.
L’approche d’un chercheur chrétien : distance, méthodologie et quête d’équilibre
Christopher Clohessy raconte qu’il a commencé ses études doctorales à Rome avec l’intention initiale de travailler sur l’Imam Hussein, dans une perspective de dialogue entre théologie chrétienne et pensée islamique. Mais la découverte d’un grand vide scientifique concernant Fatima le surprend : malgré l’abondance d’ouvrages hagiographiques en arabe et en persan, il n’existait alors presque aucune étude académique fondée sur des sources arabes anciennes et susceptible de s’adresser au public occidental.
C’est ainsi qu’il décide de changer de sujet pour combler ce manque, rédigeant ce qu’il estime être la première véritable biographie critique de Fatima accessible aux chercheurs non spécialistes au début des années 2000.
Selon lui, le fait d’être chrétien lui a offert une distance particulière pour aborder des questions historiquement sensibles entre chiites et sunnites, comme l’affaire de Fadak ou le statut de l’Imam Ali après le décès du Prophète. Sans chercher à trancher des débats confessionnels, il dit avoir pu examiner les récits avec « équilibre » et « stabilité ». Il reconnaît toutefois que son positionnement ne signifie pas que les spécialistes musulmans soient incapables d’adopter une telle distance, mais qu’un regard extérieur peut parfois faciliter l’entrée dans ces zones de tension historique.
Clohessy souligne également que son portrait de Fatima voulait échapper à une vision strictement « féminine » telle que proposée par certains auteurs modernistes. Pour lui, les vertus de Fatima, courage, intégrité, fidélité à Dieu, loyauté envers son père et son époux, sens profond de la justice, ne sont pas des qualités générisées. Elles constituent un modèle universel pour toute personne recherchant la droiture. À ses yeux, ce sont précisément ces traits qui donnent à son héritage une portée intemporelle, accessible autant aux musulmans qu’aux non-musulmans.
Dans le même esprit, il explique que les événements entourant la fin de la vie du Prophète et la mise à l’écart d’Ali (as) constituent une partie particulièrement délicate de l’histoire islamique. Il affirme avoir tenté de les aborder sans polémique, en acceptant la complexité des récits transmis par différentes traditions. Cette méthode visait à offrir un espace où la dimension humaine, morale et symbolique de Fatima puisse apparaître sans être noyée dans les disputes confessionnelles.
Enfin, il reconnaît que s’il devait réécrire aujourd’hui son ouvrage, il l’enrichirait considérablement. Son arabe est devenu plus solide, les ressources sont désormais plus accessibles, et son expérience de recherche bien plus vaste. Il évoque l’idée d’un second volume consacré à Fatima, qui inclurait des récits absents du premier et intégrerait une compréhension plus profonde de certains épisodes, notamment ceux relatifs à Fadak. Ce nouveau travail, explique-t-il, serait également nourri par des années de réflexion sur Zaynab (sa), fille de Fatima, dont il achève actuellement un ouvrage centré sur ses célèbres discours prononcés à Kufa et à Damas.
Fatima, un modèle universel de courage, de compassion et de vérité
Interrogé sur la manière dont il présenterait Fatima à un lecteur non musulman, Clohessy insiste sur l’universalité de ses vertus. À ses yeux, elle incarne avant tout la droiture, une qualité qui manque cruellement dans un monde saturé de désinformation, de violence et d’injustice. Son sens du sacrifice pour Dieu et pour les commandements divins, sa fidélité envers son père, son soutien constant à Ali, ainsi que sa défense déterminée de la justice même dans la solitude, font d’elle une figure singulièrement puissante. Il rappelle que Fatima n’était pas entourée d’une foule de partisans au moment de ses prises de position politiques et spirituelles : c’est précisément cette capacité à se lever seule pour défendre la vérité qui constitue selon lui le message le plus marquant de sa vie.
Interrogé sur ce que les femmes musulmanes d’aujourd’hui pourraient retenir de son héritage, il réfute l’idée que Fatima représenterait seulement un modèle de « vertu féminine ». Ses qualités sont humaines avant d’être genrées : la fidélité, la générosité, la patience dans l’épreuve, la lucidité morale, la force face à l’injustice. « Qui ne voudrait être loyal, courageux et vertueux ? » demande-t-il. Pour lui, réduire Fatima à un modèle exclusivement féminin serait affaiblir son message ; au contraire, elle incarne une humanité aboutie, à laquelle chacun peut aspirer.
Clohessy explique également que son propre rapport à des notions comme la maternité, la souffrance ou la sainteté a profondément changé pendant et après la rédaction de son livre. Ses années d’étude des récits sur Fatima et sur Zaynab, ainsi que son immersion dans les lamentations et supplications chiites, l’ont rendu plus attentif aux souffrances humaines, visibles et invisibles. Il dit avoir compris à quel point chacun peut porter une douleur profonde sans que les autres ne s’en aperçoivent. La capacité de Fatima et de Zaynab à rester debout, malgré l’épreuve, lui apparaît désormais comme un miroir des luttes que vivent tant d’êtres humains, croyants ou non.
Enfin, interrogé sur le message que Fatima adresserait aujourd’hui au monde, le chercheur en revient à ce qu’il considère comme la vertu la plus essentielle : la sincerité. Vivre avec integrité, dit-il, suffit à garantir toutes les autres vertus. Pour Clohessy, Fatima rappellerait à l’humanité moderne l’importance de la fidélité à Dieu, à la justice et à la vérité, les mêmes principes qu’elle affirma lorsqu’elle prit la parole dans la mosquée pour protester contre l’injustice liée à Fadak. Il souligne que ce message, repris plus tard par Zaynab dans ses propres discours, dépasse largement le cadre religieux : il s’agit d’un appel universel à vivre avec droiture, courage et lucidité morale.