Selon elle, une profonde intertextualité existe entre le Coran et la théologie chrétienne tardive, révélant que la mention coranique de la crucifixion s'inscrit dans un débat religieux plus large de l’époque.
Cette analyse a été présentée lors de la quatrième école d'été "Entekas", un programme académique axé sur le Coran et les Écritures bibliques, organisé en partenariat avec l’université d’Exeter. L’événement a rassemblé des chercheurs de 14 pays, proposant 40 heures de conférences en six jours, avec des interventions en persan et en anglais.
Ryan Elizabeth Craig, spécialiste des relations islamo-chrétiennes et des études coraniques, est professeure à l'université de Georgetown et directrice de programmes au Berkley Center for Peace and World Affairs. Elle a également travaillé comme éditrice pour l’International Qurʾanic Studies Association et participé à des projets de préservation du patrimoine religieux aux États-Unis et en Allemagne. Ses recherches se concentrent sur l’interaction médiévale entre le christianisme arabe et syriaque et le Coran, mettant en lumière les échanges théologiques entre ces traditions.
Approches comparées de la crucification dans le Coran et les textes chrétiens
Ryan Elizabeth Craig a analysé les différences entre les approches du Coran et des textes chrétiens sur la crucifixion de Jésus. Son intervention, intitulée « Modèles doctrinaux et crucifixion dans le Coran », s’inscrit dans un projet plus vaste examinant les débats entre musulmans et chrétiens sur ce sujet entre le VIIe et le XIIIe siècle.
Craig conteste l’idée largement répandue selon laquelle l’islam aurait toujours adopté la théorie du « substitut » (affirmant qu’un autre a été crucifié à la place de Jésus). Elle s’intéresse aux débats théologiques des communautés chrétiennes orientales, mettant en évidence des interprétations variées.
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Elle a étudié les écrits de théologiens chrétiens tels que Théodore de Mopsueste (IVe siècle), qui insiste sur la réalité publique de la mort du Christ, et Philoxène de Mabboug (Ve siècle), qui affirme que seul le corps de Jésus est mort, son esprit étant préservé de la souffrance. Craig compare ces visions aux formulations du Coran, notamment les versets 157-158 de la sourate An-Nisa qui déclarent que Jésus n’a ni été tué ni crucifié, mais qu’il a été élevé vers Dieu.
Ses recherches seront publiées en 2025 dans « The Chronic Cross and the Lost Substitute », ouvrage issu de sa thèse de doctorat.
Les débats théologiques chrétiens sur la crucifixion
Ryan Elizabeth Craig a analysé les divergences au sein de la théologie chrétienne primitive concernant la nature du Christ et son expérience de la crucifixion. Dès les premiers conciles, comme Nicée (325) et Constantinople (381), la crucifixion, la mort et la résurrection de Jésus ont été affirmées, mais des désaccords subsistaient.
Les diophysites considéraient que Jésus possédait deux natures distinctes (humaine et divine), seule la nature humaine pouvant souffrir et mourir. En revanche, les miaphysites estimaient que les deux natures du Christ étaient unies sans séparation, impliquant que sa nature divine ait d’une certaine manière éprouvé la souffrance.
Craig a montré que ces débats ont influencé les échanges entre chrétiens et musulmans. Elle souligne que le Coran (sourate An-Nisa, 157-158) ne nie pas nécessairement la crucifixion, mais remet en question les présupposés chrétiens sur cet événement. Elle observe que certains théologiens chrétiens ont adapté leur langage en réponse aux discussions avec les musulmans.
Enfin, elle propose plusieurs axes de recherche, notamment une étude approfondie du terme "shubbiha" dans le Coran et une analyse plus large des hadiths pouvant éclairer la perception islamique de la crucifixion.
Analyse de la souffrance, de la mort et de la résurrection dans la Bible et le Coran
L’étude comparative des textes bibliques et coraniques révèle des différences majeures dans la description des événements liés à la crucifixion, à la mort et à la résurrection de Jésus. Dans le Nouveau Testament, notamment dans 1 Corinthiens et les Actes des Apôtres, on retrouve un schéma récurrent : « crucifixion, mort, ensevelissement et résurrection ». En revanche, le Coran (sourate An-Nisa, 157-158) propose une perspective différente en niant explicitement la crucifixion et la mort de Jésus, affirmant plutôt qu’« il leur a semblé ainsi » et que Dieu l’a élevé.
Craig souligne l'importance des crédo chrétiens dans la structuration du discours théologique. Une analyse des conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381) montre que ces textes ne disent pas directement « il est mort », mais suivent l’ordre : crucifié, souffrant, enseveli, ressuscité.
Par ailleurs, la distinction entre « tuer » (qatala) et « mourir » (māta) dans les textes syriaques et arabes est essentielle. Cette différence lexicale a influencé les débats théologiques entre chrétiens et musulmans, certains penseurs chrétiens réajustant leur langage en réponse aux critiques islamiques.
L'approche théologique différente du Coran et de la Bible sur la crucifixion
Les différences de vocabulaire entre le Coran et les textes chrétiens révèlent une divergence fondamentale dans l'approche théologique de la crucifixion et de la résurrection de Jésus. Alors que les Évangiles insistent sur sa mort physique et sa résurrection, le Coran introduit une ambiguïté en affirmant qu’« ils ne l’ont ni tué ni crucifié, mais cela leur est apparu ainsi » (An-Nisa, 157). Selon Craig, cette insistance sur l’incertitude reflète un choix délibéré du Coran visant à remettre en question le récit chrétien établi.
Dans les traditions juives, la crucifixion de Jésus est généralement reconnue comme un fait historique, mais son interprétation théologique est rejetée. En revanche, certaines sectes chrétiennes anciennes, comme le docétisme, réfutaient la mort physique de Jésus, affirmant qu’il n’avait qu’une apparence humaine. Ces théories ont été écartées par l’Église au IVe siècle, qui a consolidé la doctrine de la crucifixion corporelle.
Craig souligne que les sources islamiques ne contiennent que peu d’informations directes sur la crucifixion de Jésus. Les hadiths se concentrent davantage sur son rôle eschatologique et son retour à la fin des temps, ce qui oblige les exégètes musulmans à concilier ces récits avec le refus coranique de sa mort sur la croix.