
Selon Al Jazeera, Noura Bouhannach pense que les societes islamiques sont soumises a une modernisation imposee qui fragilise les structures traditionnelles basees sur la cohesion, la morale et la complementarite.
A travers une lecture critique des mouvements feministes occidentaux, des changements sociaux acceleres et de la perte des reperes spirituels, elle montre comment la famille musulmane se retrouve au carrefour de crises morales, identitaires et relationnelles.
Pour Bouhannach, la solution reside dans une reconstruction de l’humain et dans la restauration d’un systeme de valeurs solides.
Modernisation, gendre et crise de la famille
Dans son analyse, Bouhannach s’appuie sur les sources philosophiques occidentales pour montrer comment la question du genre a emerge dans un contexte culturel et historique tres different du monde islamique. Elle rappelle notamment l’affirmation celebre de Simone de Beauvoir : « on ne nait pas femme, on le devient ». Cette phrase, qui rejette l’idee d’une nature feminine essentielle, est le point de depart d’un mouvement feministe occidental ayant pour but de briser l’emprise de centuries de representations patriarcales.
Pour la pensee feministe occidentale, les racines de l’oppression des femmes se trouvent dans des traditions religieuses et philosophiques qui, depuis l’Antiquite, ont devalorise la femme. Dans certains recits chretiens, elle est rendue responsable du peche originel ; chez Aristote, elle apparait comme un « homme incomplet ». Bouhannach souligne que ces conceptions, renforcees par d’autres philosophes comme Descartes ou Rousseau, ont conduit les femmes occidentales a percevoir la religion comme un obstacle majeur a leur emancipation. Leur liberation s’est donc construite contre la metaphysique et a travers une emancipation radicale.
Dans cette dynamique, Simone de Beauvoir invitait les femmes a abandonner les roles traditionnels de mere et d’epouse, consideres comme des formes d’enfermement. Cette vision a ouvert un affrontement unidirectionnel entre les genres : les femmes cherchaient a entrer dans l’espace public en imitant les prerogatives masculines, tandis que les hommes etaient appeles a transformer leurs roles pour s’adapter a cette nouvelle vision.
Bouhannach rappelle que cette evolution a fini par nourrir un feminisme radical, convaincu que les relations sociales ne peuvent etre reformees qu’en modifiant la nature des hommes eux-memes. Ce mouvement, selon elle, s’est encore renforce avec l’apparition du concept de « genre », qui affirme que les differences entre hommes et femmes sont culturellement construites et ne reposent pas sur des bases biologiques.
La philosophe invoque ici Abdullah al-Massiri, qui voit dans le feminisme liberal et materialiste une manifestation d’un basculement global de la pensee occidentale vers un « totalitarisme materialiste cache ». Pour al-Massiri, la perte de reperes religieux, spirituels et metafysiques a produit une vision du monde qui compartimente l’humanite entre victimes et oppresseurs. Dans ce cadre, le feminisme devient, non plus une quete d’equilibre, mais un mouvement autoritaire qui rejette toute complementarite, toute articulation morale ou metafysique des roles.
Bouhannach estime que cette logique a finalement cree une nouvelle sorte de conflit : la femme cherche a se liberer de son propre corps biologique en l’interprétant comme un simple construit social. Cette fuite vers un mode d’existence detache des realites concretes ouvre, selon elle, la porte a une vision de la liberte qui finit par s’opposer a la nature humaine elle-meme.
Apres cette analyse du contexte occidental, Bouhannach revient a la situation du monde islamique. Elle souligne que les musulmans vivent aujourd’hui dans une forme de secularisation deformee : ils se reclament de la religion tout en detournant ses valeurs pour servir des interets personnels ou materiels. Cette fragmentation produit une religiosite superficielle qui separe culte et ethique, alors que, dans la perspective islamique, ils sont inseparables. Pour Bouhannach, la degradation morale que connaissent certaines societes musulmanes est le symptome direct de cette dissociation.
Famille, valeurs et identité : les défis des sociétés musulmanes
Bouhannach affirme que la famille musulmane traverse une crise profonde due a la modernisation forcee que connaissent les societes arabes et islamiques. La famille traditionnelle, autrefois fondee sur la compassion, la solidarite et une hierarchie fonctionnelle, est remplacee peu a peu par un modele occidental qui conserve parfois une apparence religieuse, mais qui en perd la substance morale et spirituelle. Selon elle, cette nouvelle famille, vidée de sens, ressemble davantage a un contrat social qu’a une union sacree.
Cependant, la philosophe ne voit pas dans le modele traditionnel une perfection absolue. Elle rappelle qu’une vision tribale, patriarcale et parfois injuste a longtemps domine certaines familles arabes, aggravant l’inegalite entre hommes et femmes et definissant la valeur de l’un par la domination de l’autre. Cette conception a produit des desequilibres profonds dans les droits et les devoirs, ouvrant la voie a une crise identitaire majeure. L’oppression ou la marginalisation des femmes a pousse beaucoup d’entre elles a chercher une liberation dans les discours feministes occidentaux, perçus comme une voie de salut.
Cette reception rapide et non critique de certains concepts feministes occidentaux a, selon Bouhannach, ouvert un nouveau front de confrontation entre hommes et femmes dans le monde musulman. C’est dans cet espace de tension qu’est apparu le « feminisme islamique », mouvement tentant de concilier les valeurs islamiques avec les aspirations feministes contemporaines. Toutefois, la philosophe estime que ce feminisme produit un modele contradictoire : en empruntant ses outils conceptuels a l’Occident tout en revendiquant la fidelite aux textes religieux, il finit par s’y dissoudre ou par les interpreter d’une maniere qui ne correspond plus a leur esprit originel.
Selon Bouhannach, ce glissement contribue a fragiliser l’institution familiale. En reinterpretant les textes religieux a travers un prisme culturel occidental, on risque de dissoudre les principes de complementarite et de responsabilite mutuelle qui fondent la cohesion du foyer musulman.
La pensee de Bouhannach va au-delà de la critique sociale. Elle insiste sur l’urgence d’une reconstruction morale de l’individu. Pour elle, la crise centrale n’est pas politique ni economique, mais humaine. L’etre humain, absorbe par la technologie et la consommation, devient prisonnier de l’individualisme et s’eloigne de son essence spirituelle. La philosophe avertit que les technologies modernes, y compris l’intelligence artificielle, accentuent la separation des membres de la famille, reduisant les interactions humaines et accelerant l’effondrement du lien familial.
Face a ces derives, Bouhannach propose un retour a un systeme de valeurs fonde sur une morale profonde, soutenue par la religion et la metafysique. L’ethique, selon elle, precede la religion mais la religion lui donne une profondeur, une coherence et une force operationnelle. Elle rappelle que les plus hauts objectifs de la Charia sont lies a la promotion du bon caractere et de la vertu. Restaurer l’unite entre religion et ethique permettrait, selon elle, de revivifier la famille et de renforcer la cohesion sociale.