« L’interdiction de l’abaya révèle une faiblesse stratégique »

8:47 - September 06, 2023
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PARIS(IQNA)-Pour Saïd Benmouffok, professeur de philosophie, la décision du nouveau ministre de l’Education nationale Gabriel Attal, bien que présentée comme une victoire par les défenseurs d’une laïcité offensive, place les entrepreneurs identitaires au centre du jeu au lieu de les marginaliser.

Le 27 août, Gabriel Attal annonçait au « 20-heures » de TF1 l’interdiction des abayas et des qamis dans les établissements scolaires. Cette décision, motivée par la loi du 15 mars 2004, qui permet de proscrire tout vêtement à l’école exhibant ostensiblement une appartenance religieuse ou lié à un comportement religieux, suscite un débat intense.

Jusqu’à présent, conformément à la doctrine Pap Ndiaye [prédécesseur de Gabriel Attal au ministère de l’Education nationale], l’abaya et le qamis n’étaient pas considérés comme des symboles religieux en soi. Le discernement incombait au chef d’établissement, qui évaluait chaque cas en prenant en compte l’ensemble du comportement de l’élève.

Cependant, cette équation a été bouleversée par une note de service datée du 31 août, émanant du nouveau ministre, précisant que le port de ces tenues « manifeste ostensiblement en milieu scolaire une appartenance religieuse ».

L’instrumentalisation de ce sujet par le nouveau ministre est une évidence. Cécile Bourgneuf, journaliste éducation à « Libération », rapporte ainsi que le cabinet de Gabriel Attal lui aurait envoyé la liste de huit établissements ouverts aux médias le jour de la rentrée pour parler spécifiquement du sujet. Cela illustre le cynisme du jeune ministre de l’Education nationale, passé maître dans l’art de faire diversion des vrais sujets de la rentrée : pénurie d’enseignants, recrutements en job dating, coût des fournitures scolaires, échec des réformes Macron/Blanquer.

Mais quoi qu’on pense de l’abaya et du qamis, la nouvelle doctrine du ministère de l’Education nationale soulève un certain nombre de questions et de défis.

Bricolage identitaire
Tout d’abord, il existe un enjeu fondamental de définition. La note ministérielle ne propose aucune définition de ces tenues. Elle se contente d’affirmer leur caractère ostensible en tant que signes religieux. Par conséquent, les chefs d’établissement demeurent confrontés à l’obligation de qualifier les vêtements des élèves, une tâche pour le moins complexe et incertaine.

En outre, contrairement au voile, dont le caractère religieux était largement admis, le débat porte aujourd’hui sur des vêtements qui ne sont pas considérés comme islamiques par les autorités religieuses musulmanes. Le Conseil français du Culte musulman a exprimé son indignation, affirmant que ces tenues ne revêtent pas de connotation religieuse pour la communauté musulmane. Ainsi se pose la question cruciale de savoir qui peut décréter qu’un vêtement est religieux.

Le port de l’abaya et du qamis constitue un phénomène générationnel marquant une double rupture : une rupture avec les cultures d’origine et une rupture avec les institutions religieuses établies. Ce phénomène concerne principalement une jeunesse résidant dans des quartiers socialement marginalisés, composée en grande partie de personnes issues de l’immigration. Ces vêtements répondent à une quête de repères identitaires et communs, éloignés de toute culture d’origine spécifique.

Ainsi, ces habits du Moyen-Orient, détachés de leurs pays d’origine, incarnent une forme fantasmée d’authenticité et de conformité à un « mode de vie islamique », un concept que les entrepreneurs identitaires exploitent sur Internet pour construire une communauté imaginaire. Cette tendance s’accompagne d’une confusion entre le cultuel et le culturel, où des objets a priori non religieux acquièrent soudainement une signification religieuse pour certains jeunes. Un tel bricolage identitaire va de pair avec une individualisation paradoxale de la religion : « c’est mon choix », « ça correspond à mes valeurs ». Cette démarche éloigne de tout cadre religieux établi, ce que les théologiens et les ministres du culte islamique ne manquent pas de souligner en rejetant l’appellation de « vêtements islamiques ».

Défaite collective
En désignant officiellement ces habits comme des signes religieux, la République française reconnaît implicitement cette double rupture générationnelle. Cependant, leur interdiction, bien que présentée comme une victoire par les défenseurs d’une laïcité offensive, révèle en réalité une faiblesse stratégique considérable.

En validant l’idée que l’abaya est intrinsèquement un vêtement religieux, Gabriel Attal prive les représentants officiels de l’Etat au sein du Conseil français du Culte musulman d’une crédibilité déjà largement affaiblie. Il brise les efforts de la République pour établir un islam institutionnel pleinement reconnu en France. Cette mesure place les entrepreneurs identitaires au centre du jeu, au lieu de les marginaliser. Elle est inévitablement perçue comme discriminatoire, générant une réaction de groupe victimisé (« eux » contre « nous »), amplifiant les difficultés.

De plus, cette interdiction constitue un mode de régulation extrêmement vulnérable. Désormais, tout objet peut potentiellement être investi d’une signification religieuse simplement parce qu’un petit groupe de youtubeurs aura lancé une nouvelle tendance prétendument islamique. La porte est désormais ouverte au grand « n’importe quoi ». Pourquoi la barbe ne serait-elle pas perçue comme ostentatoire ? Pourquoi ne pas interdire de se raser le crâne, puisqu’il s’agit d’une recommandation du Coran ? Il est certain que de nouvelles tensions ne manqueront pas de trouver des initiateurs et un public.

En fin de compte, plutôt que de résoudre le problème, Gabriel Attal semble l’avoir exacerbé et enraciné durablement. Les camps opposés se retrouvent plus divisés que jamais : d’un côté, une jeunesse issue de l’immigration qui se sent marginalisée socialement et culturellement ; et de l’autre, les défenseurs d’une laïcité qui se vit comme assiégée et se voit transformée en un ensemble d’interdictions. Toutes les conditions sont réunies pour nous conduire à une défaite collective.

 

Nouvel Obs

Tags: abaya ، interdiction
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